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Un audit qui doit évoluer au gré des époques

Nouveaux débouchés, percées technologiques, attentes élevées : les auditeurs de demain seront-ils à la hauteur?

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Illustration de chiffres, de pièces de monnaie et de calculatrice éparpillés sur le sol, certains étant perchés sur une surface inclinableL’audit doit naviguer dans un paysage des affaires beaucoup plus complexe qu’au moment de sa création, il y a environ 130 ans. (Illustration Cindy Lubinic)

En 1894, la profession d’auditeur, en plein essor, est mise à mal par l’effondrement de Kingston Cotton Mills. La filature de coton britannique implose après quatre ans de surévaluation frauduleuse des stocks. Blâmés, les auditeurs sont poursuivis en justice par les actionnaires mécontents. Ces derniers les accusent de s’être fiés sans vérification à des certificats frauduleux fournis par l’un des administrateurs. Dans une décision historique, le juge tranche en faveur des auditeurs, affirmant qu’ils ne sont pas des détectives et que « l’auditeur est un chien de garde, et non un limier ». Contre toute attente, il conclut que la responsabilité de la détection d’une fraude n’incombe pas aux auditeurs.

C’était il y a près de cent trente ans. À présent, l’audit a considérablement évolué, et le monde des affaires s’est beaucoup complexifié. Et inévitablement, l’écart se creuse encore entre la perception que les auditeurs ont de leur rôle et les attentes de la société.

Depuis la faillite notoire de Carillion en 2018, suivie cette année par celle de la Silicon Valley Bank – deuxième faillite bancaire en importance aux États-Unis –, les appels à une plus grande responsabilité de l’auditeur en matière de fraude se multiplient. Et cette revendication est alimentée en grande partie par l’intégration accrue des technologies comme l’IA et l’apprentissage machine dans le processus d’audit. Car ces capacités émergentes augmentent les attentes des parties prenantes en matière de détection de la fraude.

Parallèlement, l’éveil à l’urgence climatique a fait bondir la demande de services de certification en durabilité. Tenus d’assurer l’exactitude et la transparence de l’information sur les questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), les auditeurs doivent être non seulement de vigilants chiens de garde, mais aussi des intendants de l’environnement durable.

Ces transformations bouleversent la profession. À l’heure où la confiance et la reddition de comptes sont plus importantes que jamais, les CPA ont une occasion unique de se construire un rôle à la hauteur des attentes à leur égard. Pour y parvenir, ils doivent adopter l’innovation, enrichir leur savoir-faire et redéfinir leur place dans la société. Le moment est venu d’explorer ces terres inconnues; l’auditeur de demain sera-t-il un simple chien de garde, un infatigable limier ou l’interprète d’un rôle nouveau qui transcende les deux?

« Tout dépendra de la capacité de la prochaine génération de CPA à maîtriser les technologies », affirme Maggie McGhee, directrice générale de la stratégie et de la gouvernance à l’Association of Chartered Certified Accountants (ACCA) du Royaume-Uni. « L’innovation multiplie les possibilités, mais elle comporte aussi des risques et oblige l’auditeur à se renouveler. »

Maggie McGhee, directrice générale de la stratégie et de la gouvernance à l’Association of Chartered Certified Accountants (ACCA) du Royaume-Uni (image fournie)

En 2019, PwC réalisait le tout premier inventaire par drone : 300 images ont permis de calculer, avec une exactitude de 99 %, la valeur des réserves de charbon en Galles du Sud. D’autres grands cabinets ont emboîté le pas depuis, dans la foulée du déferlement technologique déclenché par la pandémie. Et ces innovations sur le terrain ne représentent qu’une infime partie des possibilités.

À l’époque où régnait le support papier, la pratique courante consistait à examiner un échantillon d’écritures de journal pour détecter les sommes rondes ou les heures d’enregistrement inhabituelles. Cette pratique est maintenant remise en question par toutes les parties prenantes. Grâce à l’IA et à l’apprentissage machine, les auditeurs ont accès, en temps réel, à toute une gamme de données qui leur donnent une vue d’ensemble des livres de l’entreprise et mettent en évidence les irrégularités. Ces technologies leur permettent également d’obtenir, à partir des informations historiques, des modèles de prévision des risques. L’automatisation de ces tâches libère les auditeurs, qui peuvent désormais se concentrer sur l’analyse des données en vue d’offrir une valeur ajoutée à l’entreprise.

Toutefois, selon Bob Bosshard, président du Conseil des normes d’audit et de certification (CNAC) du Canada, ces capacités technologiques s’accompagnent aussi d’un lourd fardeau. En effet, on s’attend désormais à ce que les CPA détectent tous les cas de fraude et prédisent toutes les faillites à venir. « Ces nouvelles attentes n’existaient pas il y a cinq ans, fait-il remarquer. Lorsqu’un auditeur effectue un contrôle par sondage sans avoir recours à la technologie, devrait-on quand même s’attendre à ce qu’il passe toutes les données en revue? Et lorsqu’une grande entreprise s’effondre, doit-on accuser l’auditeur de ne pas avoir utilisé de techniques et d’outils automatisés pour démasquer les opérations frauduleuses? »

Bob BosshardBob Bosshard, Président du Conseil des normes d’audit et de certification (CNAC) (image fournie)

Selon Maggie McGhee, pour éviter de décevoir les attentes, il faut expliquer clairement aux parties prenantes le rôle des CPA. À cette fin, l’ACCA utilise toutes les approches possibles, y compris les médias sociaux comme YouTube (où elle compte plus de 100 000 abonnés). « Nous sommes même présents sur TikTok, dit-elle. Il incombe à la profession de montrer la valeur de l’audit pour la société. Les rares événements fâcheux font toujours la une des journaux, alors que les audits dignes de mention – en immense majorité – passent inaperçus. »

De plus en plus contraints d’adopter les solutions technologiques, les auditeurs constatent que leur utilisation entraîne une panoplie de nouveaux risques : désinformation par l’IA, cybermenaces, biais algorithmiques donnant des résultats inéquitables ou discriminatoires, sans compter le manque de transparence quant aux principes à la base des décisions prises par ces systèmes complexes. Bien qu’ils soient préoccupants, ces risques offrent de nouveaux débouchés aux CPA. Même si aucune certification indépendante à l’égard des technologies émergentes n’est encore exigée par la loi, les Quatre Grands ont élargi leurs services-conseils pour aider les entreprises à évaluer leur état de préparation et à réduire les risques liés au déploiement technologique.

Sur la scène mondiale, le Conseil des normes internationales d’audit et d’assurance (IAASB) montre la voie à suivre : trois projets de révision des normes d’audit ont vu le jour ces deux dernières années. Ces projets, qui portent sur les éléments probants, la continuité de l’exploitation et la fraude, ont pour but d’encadrer les responsabilités des auditeurs à la lumière de l’évolution de la profession et des technologies.

L’IAASB vient notamment accentuer l’obligation de l’auditeur de faire preuve d’esprit critique et de valider les informations avant de les consigner comme éléments probants. Bob Bosshard souligne que « l’information doit répondre aux objectifs de l’audit. »

Quant à la continuité de l’exploitation, le professionnel devra assumer une plus grande responsabilité à l’égard de l’exhaustivité et de la transparence de l’évaluation des risques. Par ailleurs, le projet de norme vise une meilleure prise en compte des risques actuels en proposant de prolonger la période d’évaluation pour qu’elle s’étende sur les 12 mois suivant la date du rapport d’audit, plutôt que sur les 12 mois suivant la date d’établissement du bilan.

Après avoir clôturé les consultations sur ces deux projets de norme plus tôt cette année, l’IAASB se penche sur le troisième projet : des normes plus rigoureuses sur la fraude qui prennent en compte les préoccupations sociales et font davantage ressortir l’importance de l’esprit critique. Le projet devrait être approuvé par l’organisme international en décembre, puis par le CNAC au début de 2024. « Les nouvelles dispositions ne changeront pas la responsabilité ultime de la direction à l’égard des états financiers, mais viendront clarifier les processus d’audit », explique Bob Bosshard.

Les transformations technologiques et la révision nécessaire des normes arrivent au moment même où l’on fait appel aux CPA pour faire face à l’urgence planétaire de réagir au réchauffement climatique. Soutenues par l’Accord de Paris de 2015 (dont l’objectif est de limiter l’augmentation de la température mondiale à 2oC au-dessus des niveaux préindustriels) et par l’engagement du Canada à atteindre la carboneutralité d’ici 2050, les attentes du public pour des pratiques de certification rigoureuses en matière de durabilité n’ont jamais été aussi élevées.

Directrice de la division Recherche, orientation et soutien de CPA Canada, Kaylynn Pippo se remémore : « Lorsque je me suis jointe aux services-­conseils en gestion des risques de KPMG à Toronto, il y a dix ans, l’équipe responsable de la durabilité à l’échelle mondiale comptait moins d’une dizaine de professionnels, alors qu’elle en compte maintenant plus de 100. Les cabinets offrent la certification dans ce domaine depuis plus de 25 ans, mais ce n’est que depuis peu qu’elle est d’intérêt général. À l’heure actuelle, les équipes de certification et de conseil en durabilité des Quatre Grands connaissent une croissance exponentielle. »

Kaylynn PippoKaylynn Pippo, Directrice Recherche, orientation et soutien à CPA Canada (image fournie)

Selon un rapport publié en 2023 par l’International Federation of Accountants (IFAC), l’American Institute of CPAs (AICPA) et le Chartered Institute of Management Accountants (CIMA), 64 % des grandes entreprises, contre 51 % en 2019, présentent des informations sur la durabilité et ont recours à des services de certification à l’égard de leur information ESG.

Face à cet engouement croissant, les normalisateurs s’affairent à définir des protocoles et des obligations. En 2021, l’International Financial Reporting Standards (IFRS) Foundation a créé le Conseil des normes internationales d’information sur la durabilité (International Sustainability Standards Board – ISSB). Puis, en juin dernier, l’ISSB a publié IFRS S1 et IFRS S2, premières normes sur les obligations d’information liées à la durabilité qui visent les acteurs des marchés financiers. Né au cours du même mois, le Conseil canadien des normes d’information sur la durabilité (CCNID) a pour mandat de chapeauter l’application de ces normes au Canada. Plus tôt, en janvier, l’Union européenne avait adopté la directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, directive qui exige que toutes les grandes entreprises et sociétés cotées (à l’exception des microentreprises cotées) publient régulièrement des informations ESG. L’IAASB a, quant à lui, publié au mois d’août une première version de la Norme internationale d’assurance en matière de durabilité, qui fait actuellement l’objet de consultations publiques et dont on prévoit l’adoption simultanée au Canada. Même si la tendance de l’heure en Amérique du Nord consiste à présenter des rapports distincts sur la durabilité, Bob Bosshard croit que l’information intégrée (regroupant information financière et information ESG) deviendra bientôt la norme. « Les cabinets commencent déjà à former les auditeurs pour qu’ils tiennent compte des conséquences des risques climatiques sur les données financières dans leur stratégie d’audit et leurs observations. », renchérit Kaylynn Pippo.

Maintenant que les bases du cadre mondial des normes sur la durabilité sont établies, ce sera aux autorités de réglementation nationales comme les Autorités canadiennes en valeurs mobilières de veiller à leur mise en œuvre, plus particulièrement en ce qui concerne la communication et la certification des informations sur les émissions de gaz à effet de serre. « Pendant ce temps, les entités s’emploient à améliorer leur communication d’informations sur la durabilité, à recueillir les données pertinentes et à mettre en place des contrôles adéquats », mentionne Kaylynn Pippo.

Les CPA se heurtent toutefois à une vive concurrence de la part des sociétés de conseil qui offrent des services de certification en durabilité, une concurrence qui crée de nouvelles attentes. L’IFAC estime que la part de marché des cabinets d’audit pour les missions auprès de grandes entreprises est passée de 63 % en 2019 à 57 % en 2021. Au Canada, près des deux tiers des services de certification de l’information ESG sont fournis par des cabinets d’audit ou leurs sociétés affiliées, alors qu’aux États-Unis, on parle d’à peine 15,3 %. Les cabinets d’ici accusent donc un retard considérable par rapport à leurs pendants français, allemands et espagnols qui réalisent la quasi-totalité des missions de certification dans leur pays.

« La profession comptable nord-américaine a du pain sur la planche, souligne Kaylynn Pippo. Cependant, les entreprises considèrent déjà les auditeurs comme des professionnels dignes de confiance et compétents, qui doivent satisfaire non seulement aux normes d’audit et de certification reconnues, mais aussi à des normes de gestion de la qualité et à des règles d’éthique. Tout cela fait partie Intégrante de notre profession et servira de tremplin aux CPA pour la conquête de ce marché en émergence. »

Tous les acteurs de la profession mettent la main à la pâte. En 2021, l’Université de Waterloo a lancé le tout premier programme canadien en durabilité et gestion financière. L’année suivante, EY a annoncé la mise sur pied, en collaboration avec la Hult International Business School, d’un programme de maîtrise en développement durable offert exclusivement à ses quelque 312 000 employés, gratuitement.

Cette année, CPA Canada et l’Université de Waterloo ont publié une étude qui explore le marché des services de certification autres que l’audit d’états financiers, mettant en lumière les nouveaux débouchés pour les CPA et les nouvelles compétences dont ils auront besoin. Selon la nouvelle Grille de compétences 2.0 de CPA Canada, le domaine Mégadonnées et analyse des données apporte certaines des compétences fondamentales. Mais pour bien exploiter les habiletés en la matière, les auditeurs devront recourir davantage à leurs connaissances générales, à leur esprit critique et à la prise de décisions éthique.

À quoi ressemblera l’auditeur de demain?

Son mandat s’élargira pour englober à la fois l’information financière et les informations ESG, et il s’appuiera sur la technologie et l’automatisation. Les entreprises feront appel à ses services-conseils en technologie et en durabilité pour relever les défis complexes du monde des affaires. « D’ici 2030, la technologie aura conquis l’ensemble de la profession, prédit Maggie McGhee. Grâce à l’automatisation, consacrer des mois entiers à des tests exhaustifs de contrôle des opérations sera chose du passé. L’auditeur se distinguera par sa valeur ajoutée, son esprit critique et sa pensée stratégique. »

La nouvelle cohorte devra s’aventurer dans des univers inexplorés à mesure que les auditeurs redéfiniront leur rôle. La route sera inévitablement parsemée d’embûches et d’incertitudes, mais la profession n’en est pas à ses premières armes. Depuis le jugement historique de l’affaire Kingston Cotton Mills en 1894, les auditeurs n’ont cessé de s’aguerrir. « Tout comme celles et ceux qui les ont précédés, les CPA de la prochaine génération s’adapteront pour continuer à servir l’intérêt public, et transformeront la valeur offerte par la profession, assure Kaylynn Pippo. Leur rôle sera vital pour relever les plus grands défis de la société. »

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Complètes, d’actualité et utiles, les ressources en audit et certification de CPA Canada sont nombreuses.